Le Parricide
Victor Hugo

Le parricide

Un jour, Kanut, à l'heure où l'assoupissement
Ferme partout les yeux sous l'obscur firmament,
Ayant pour seul témoin la nuit, l'aveugle immense,
Vit son père Swéno, vieillard presque en démence,
Qui dormait, sans un garde à ses pieds, sans un chien ;
Il le tua, disant : Lui-même n'en sait rien.
Puis il fut un grand roi.

Toujours vainqueur, sa vie
Par la prospérité fidèle fut suivie ;
Il fut plus triomphant que la gerbe des blés ;
Quand il passait devant les vieillards assemblés,
Sa présence éclairait ces sévères visages ;
Par la chaîne des mœurs pures et des lois sages
À son cher Danemark natal il enchaîna
Vingt îles, Fionie, Arnhout, Folster, Mona ;
Il bâtit un grand trône en pierres féodales ;
Il vainquit les saxons, les pictes, les vandales,
Le celte, et le borusse, et le slave aux abois,
Et les peuples hagards qui hurlent dans les bois ;
Il abolit l'horreur idolâtre, et la rune,
Et le menhir féroce où le soir, à la brune,
Le chat sauvage vient frotter son dos hideux ;
Il disait en parlant du grand César : Nous deux ;
Une lueur sortait de son cimier polaire ;
Les monstres expiraient partout sous sa colère ;
Il fut, pendant vingt ans qu'on l'entendit marcher,
Le cavalier superbe et le puissant archer ;
L'hydre morte, il mettait le pied sur la portée ;
Sa vie, en même temps bénie et redoutée,
Dans la bouche du peuple était un fier récit ;
Rien que dans un hiver, ce chasseur détruisit
Trois dragons en Écosse et deux rois en Scanie ;
Il fut héros, il fut géant, il fut génie ;
Le sort de tout un monde au sien semblait lié ;
Quant à son parricide, il l'avait oublié.

Il mourut. On le mit dans un cercueil de pierre,
Et l'évêque d'Aarhus vint dire une prière
Et chanter sur sa tombe un hymne, déclarant
Que Kanut était saint, que Kanut était grand,
Qu'un céleste parfum sortait de sa mémoire,
Et qu'ils le voyaient, eux, les prêtres, dans la gloire,
Assis comme un prophète à la droite de Dieu.

Le soir vint ; l'orgue en deuil se tut dans le saint lieu ;
Et les prêtres, quittant la haute cathédrale,
Laissèrent le roi mort dans la paix sépulcrale.
Alors il se leva, rouvrit ses yeux obscurs,
Prit son glaive, et sortit de la tombe, les murs
Et les portes étant brumes pour les fantômes ;
Il traversa la mer qui reflète les dômes
Et les tours d'Altona, d'Aarhus et d'Elseneur ;
L'ombre écoutait les pas de ce sombre seigneur ;
Mais il marchait sans bruit, étant lui-même un songe ;
Il alla droit au mont Savo que le temps ronge,
Et Kanut s'approcha de ce farouche aïeul,
Et lui dit : - Laisse-moi, pour m'en faire un linceul,
Ô montagne Savo que la tourmente assiège,
Me couper un morceau de ton manteau de neige. -
Le mont le reconnut et n'osa refuser.
Kanut prit son épée impossible à briser,
Et sur le mont, tremblant devant ce belluaire,
Il coupa de la neige et s'en fit un suaire
Puis il cria : - Vieux mont, la mort éclaire peu ;
De quel côté faut-il aller pour trouver Dieu ? -
Le mont au flanc difforme, aux gorges obstruées,
Noir, triste dans le vol éternel des nuées,
Lui dit : - Je ne sais pas, spectre, je suis ici. -
Kanut quitta le mont par les glaces saisi ;
Et, le front haut, tout blanc dans son linceul de neige,
Il entra, par delà l'Islande et la Norvège,
Seul, dans le grand silence et dans la grande nuit ;
Derrière lui le monde obscur s'évanouit ;
Il se trouva, lui, spectre, âme, roi sans royaume,
Nu, face à face avec l'immensité fantôme ;
Il vit l'infini, porche horrible et reculant
Où l'éclair quand il entre expire triste et lent,
L'ombre, hydre dont les nuits sont les pâles vertèbres,
L'informe se mouvant dans le noir, les Ténèbres ;
Là, pas d'astre ; et pourtant on ne sait quel regard
Tombe de ce chaos immobile et hagard ;
Pour tout bruit, le frisson lugubre que fait l'onde
De l'obscurité, sourde, effarée et profonde,
Il avança disant : - C'est la tombe ; au-delà
C'est Dieu. - Quand il eut fait trois pas, il appela ;
Mais la nuit est muette ainsi que l'ossuaire,
Et rien ne répondit ; pas un pli du suaire
Ne s'émut, et Kanut avança ; la blancheur
Du linceul rassurait le sépulcral marcheur ;
Il allait. Tout à coup, sur son livide voile
Il vit poindre et grandir comme une noire étoile ;
L'étoile s'élargit lentement, et Kanut,
La tâtant de sa main de spectre, reconnut
Qu'une goutte de sang était sur lui tombée.
Sa tête, que la peur n'avait jamais courbée,
Se redressa, terrible, il regarda la nuit,
Et ne vit rien, l'espace était noir, pas un bruit.
- En avant ! dit Kanut, levant sa tête fière.
Une seconde tache auprès de la première
Tomba, puis s'élargit ; et le chef cimbrien
Regarda l'ombre épaisse et vague, et ne vit rien.
Comme un limier à suivre une piste s'attache,
Morne, il reprit sa route une troisième tache
Tomba sur le linceul. Il n'avait jamais fui ;
Kanut pourtant cessa de marcher devant lui,
Et tourna du côté du bras qui tient le glaive ;
Une goutte de sang, comme à travers un rêve,
Tomba sur le suaire et lui rougit la main,
Pour la seconde fois il changea de chemin,
Comme en lisant on tourne un feuillet d'un registre,
Et se mit a marcher vers la gauche sinistre ;
Une goutte de sang tomba sur le linceul ;
Et Kanut recula, frémissant d'être seul,
Et voulut regagner sa couche mortuaire ;
Une goutte de sang tomba sur le suaire.
Alors il s'arrêta livide, et ce guerrier,
Blême, baissa la tête et tâcha de prier ;
Une goutte de sang tomba sur lui. Farouche,
La prière effrayée expirant dans sa bouche,
Il se remit en marche ; et, lugubre, hésitant,
Hideux, ce spectre blanc passait ; et, par instant,
Une goutte de sang se détachait de l'ombre,
Implacable, et tombait sur cette blancheur sombre.
Il voyait, plus tremblant qu'au vent le peuplier,
Ces taches s'élargir et se multiplier ;
Une autre, une autre, une autre, une autre, ô cieux funèbres !
Leur passage rayait vaguement les ténèbres ;
Ces gouttes, dans les plis du linceul, finissant
Par se mêler, faisaient des nuages de sang ;
Il marchait, il marchait ; de l'insondable voûte
Toujours, sans fin, sans bruit, et comme s'il tombait
Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte,
De ces pieds noirs qu'on voit la nuit pendre au gibet.
Hélas ! qui donc pleurait ces larmes formidables ?
L'infini. Vers les cieux, pour le juste abordables,
Dans l'océan de nuit sans flux et sans reflux,
Kanut s'avançait, pâle et ne regardant plus.
Enfin, marchant toujours comme en une fumée,
Il arriva devant une porte fermée
Sous laquelle passait un jour mystérieux ;
Alors sur son linceul il abaissa les yeux ;
C'était l'endroit sacré, c'était l'endroit terrible ;
On ne sait quel rayon de Dieu semble visible ;
De derrière la porte on entend l'hosanna :
Le linceul était rouge et Kanut frissonna.

Et c'est pourquoi Kanut, fuyant devant l'aurore
Et reculant, n'a pas osé paraître encore
Devant le juge au front duquel le soleil luit ;
C'est pourquoi ce roi sombre est resté dans la nuit,
Et, sans pouvoir rentrer dans sa blancheur première,
Sentant, à chaque pas qu'il fait vers la lumière,
Une goutte de sang sur sa tête pleuvoir,
Rôde éternellement sous l'énorme ciel noir.

Victor Hugo : La Légende des Siècles (1859)
 
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assoupissement m døs, slummer
obscur   mørk

firmament  m   himmelhvælving témoin  m   vidne immense   umådeligb stor
garde  m   vagt

 

 

vainqueur   m   sejrherre
prospérité  f   fremgang
gerbe  f   neg
blé  m  korn
éclairer   oplyse
sévère   streng
chaîne  f   kæde
moeurs  f pl   sæder og skikke
pur   ren
loi  f   lov
natal   føde(land)
enchaîner   knytte
île  f   ø
féodal   feudal
aux abois   i en håbløs situation

 

hagard   vild

hurler   skrige

abolir   afskaffe
idolâtre   afguds-
menhir  m   bautasten
à la brune   i mørkningen
hideux   hæslig
lueur  f   lys
cimier  m   hjelmprydelse
monstre  m   uhyre
expirer   udånde
puissant   mægtig
archer  m   bueskytte
hydre  f   hydra, mangehovedet uhyre
portée  f   kuld
béni   velsignet
redouté   frygtet
récit  m   beretning
chasseur  m   jæger
détruire   ødelægge
dragon  m   drage
géant  m   kæmpe
sort  m   skæbne
lier   forbinde
quant à   hvad angår
 
 

 

cercueil  m   kiste
évêque  m   bisp
prière  f   bøn
tombe  f   grav
saint   hellig
céleste   guddommelig
gloire  f   hæder
 
 


 
 
 
orgue  f   orgel
en deuil   i sorg
sépulcral    grav-
glaive  m   sværd
brume  f   tåge
refléter   spejle
dôme  m   kuppel
sombre   dyster
songe  m   drøm
ronger   gnave
farouche   vild
aïeul  m   forfader
linceul  m   ligklæde
tourmente  f   pinsel
assiéger   belejre
épée  f   sværd
briser   knække, bryde
trembler   ryste
 
 

 

 
belluaire  m  dyrekæmper
suaire  m   liglagen
 
 
 
 
gorge  f   svælg
obstrué   tilstoppet
 
 

 

 
saisi   grebet
 
 
 
s’évanouir   besvime
âme  f   sjæl
immensité  f   umådelighed
infini  m   uendelighed
porche  f   port
reculer   vige tilbage
éclair  f   lyn
expirer   udånde
hydre  f   hudra, mangehovedet uhyre
vertèbres  f. pl   ryghvirvler 
ténèbres  f pl. dødsmørke 
 
 

 

astre  f   stjerne
hagard   vildsom
frisson  m   kuldegys
onde  f   bølge
sourd   døv
effaré   forskrækket
 
muet   stum
ossuaire  f   knoglebunken, benhus
pli  m   fold
s’émouvoir   bevæge sig
 
 

 

livide   ligblege
voile  f    sejl
poindre   bryde frem
s’élargir   udvide sig
tâter   berøre
goutte  f   dråbe
courber   bøje
 
 
 
se redresser   rette sig op
 
 
 
 
 
épais   tæt
limier  m   sporhund
piste  f   spor
s’attacher  hænge fast ved
morne   tungsindig
fuir   flygte
 
 
 
 
 
feuillet  m   blad, side
sinistre   uhyggelig
 
  

frémir   skælve
couche mortuaire  f   dødsseng
 
 
 
guerrier  m   kriger
tâcher   forsøge
farouche     sky, vild
 
 
lugubre   dyster
hésitant   tøvende
hideux   hæslig
se détacher   frigøre sig
implacable   ubønhørlig
 
 
peuplier  m   poppeltræ
 
 
ciel/cieux   himmel
rayer   ridse
 
 

 

 

 



 
insondable   uudgrundelig
voûte  f   hvælving
 
 
 
pendre   hænge
gibet  m   galge
juste   retfærdig
abordable   tilgængelig
 
sans flux et sans reflux   uden flod og ebbe
 
 
fumée  f   røg
 
 
 
 
 
endroit  m   sted
sacré   hellig
hosanna  f  hosianna, Guds pris
 

 

frisonner   skælve, bæve
 


 
aurore  f   morgengry
 
 
 
  
 
 
rôder   strejfe